Dr. Kamila Moulaï
Principes directeurs & Souffrance
Updated: Sep 13, 2022
By Kamila Moulaï
Les principes directeurs : un point de départ crucial
La question du déplacement interne des personnes est une réalité à laquelle les sociétés font face depuis de très nombreuses années. Mais l’existence d’une situation est-elle pour autant gage de la reconnaissance par tous des réalités qu’elle soulève? Rien n’est moins sûr. Aussi, il y a un peu plus de vingt ans, les autorités internationales décidaient de se saisir de l’enjeu crucial que représente le déplacement interne pour en faire une priorité. Cette décision s’est alors traduite par la construction d’un cadre juridique non-contraignant. Si l’expression semble, de prime abord, minimiser la portée potentielle des dispositions induites par ce cadre, il ne faudrait en sous-estimer les effets. Ces mesures qui en appellent à une participation volontaire des états et de la communauté internationale, ont permis de structurer l’accompagnement de la part des gouvernements et agences internationales d’aide autour de la nécessité de fournir une protection et une assistance aux personnes déplacées.
Si le nombre de nouveaux déplacements internes en raison de catastrophes s’élevait, en 2017 à 18,78 millions, ceux liés à des situations de conflits ou de violences ne sont pas négligeables atteignant les 11,74 millions pour la même période. Ainsi, pour cette dernière catégorie, à la fin du mois de juin 2016, nous recensions au total 40.3 millions de déplacés internes (DI).
Bien que ces chiffres soient évocateurs, les millions de DI faisaient encore partie, il y a une vingtaine d’années de ces populations non-reconnues et pour ainsi dire perdues dans le flux des presque ‘sans-noms’.
Les principes directeurs ont ainsi mis en lumière à travers des points essentiels, les actions à mener en vue de pouvoir offrir aux DI une reconnaissance et un accompagnement crucial révélant, au passage, le rôle fondamental à jouer par les états eux-mêmes.
Quelle place pour la souffrance ?
Le principe directeur numéro 19 stipule que les déplacés internes doivent avoir accès à une aide sociale et psychologique. Toutefois, et au regard des nombreuses urgences liées à la prise en charge des DI, l’accompagnement psychologique ne peut fort souvent que s’adresser à un nombre très limité de bénéficiaires en plus de ne se révéler que très court-termiste. A ce jour, les ressources ne peuvent permettent l’établissement d’une politique systématique d’intervention qui offrirait un travail sur le long-terme avec ces populations pourtant hautement fragilisées.
Aussi, c’est souvent au détour de consultations médicales que les besoins en accompagnements psychologiques se révèlent. Ainsi, en 2008, Médecins Sans Frontières, lors de son action d’aide aux DI en Géorgie, découvrait que 30 pourcent des consultations pour raisons médicales ne l’étaient en effet pas pour des maux physiques.
En effet, les moments d’échanges avec le corps médical constituent les rares espaces où le déplacé interne évoque la souffrance et ses matérialisations multiples qui résultent des situations de violence, de conflits, mais aussi de catastrophes naturelles l’ayant contraint au déplacement. Mais si, pour le cas de la Géorgie, l’aide humanitaire a pu offrir des séances collectives et parfois individuelles d’accompagnement à ces populations en situation de grande vulnérabilité, de nombreuses régions ne connaissent à ce jour pas encore le déploiement de programmes d’aide psychologique. Le Kasaï, en République démocratique du Congo (RDC), pour ne citer que lui, se fait la scène de grandes violences. Dans un contexte où une réponse aux nécessités premières est déjà particulièrement difficile à mettre en œuvre, force est de constater que le soutien psychologique ne peut qu’occuper une place secondaire…
Doutes et perte d’espoir : ces maux indicibles
En vue de répondre aux besoins les plus urgents des déplacés internes, les ONG ont su s’emparer des outils offerts par le cadre en présence construit autour des principes directeurs pour appeler à la concertation, mais aussi, dans certains cas, à l’action, les états concernés.
Aussi, le déplacement interne n’est plus uniquement approché par les acteurs en présence comme une fuite où la seule atteinte d’une zone de paix était auparavant considérée comme une fin. Il se dessine en effet depuis l’élaboration des principes directeurs, l’idée d’un parcours, d’une progression esquissant indéniablement les perspectives d’un ‘après déplacement’ nécessaire pour penser la reconstruction du DI après la souffrance et le déracinement.
Par ailleurs, les aides humanitaires et au développement sont souvent amenées à constater que les troubles post-traumatiques ne constituent que l’un des aspects de la souffrance vécue par les DI. En effet, le caractère forcé de l’action même du déplacement et les perspectives d’avenir parfois minces que ce mouvement dessine dans l’esprit des victimes, sont des entraves à la reconstruction après la tourmente. Le doute et la perte d’espoir sont autant de maux indicibles qui touchent ces populations. Face à l’absence d’espaces de dialogues, ces dernières s’abandonnent à un mutisme qui érige des barrières à la (re)conquête d’un avenir serein.
Une aide spécialisée pour ces maux est cependant nécessaire. Cependant, en l’absence de l’engagement des états ou dans le cas où les possibilités matérielles sont réduites, la participation d’un personnel spécifiquement formé à l’aide psychologique est compromise. Mais dans ce contexte, l’inaction est-elle véritablement la seule alternative ? Il existe en effet une autre forme d’aide avertie, construite et travaillée qui peut être mise en place. Celle-ci serait apportée par les acteurs en interaction quotidienne avec ces personnes et prendrait la forme d’un dialogue non-thérapeutique.
La force d’un dialogue averti
Un dialogue ouvert permet la reconnaissance de la difficulté des situations vécues. Le cas de l’agence de promotion des initiatives locales de développement de l’Eglise catholique particulière de Garoua (CODAS) a révélé combien un dialogue transparent avec les populations locales face à l’arrivée de déplacés internes s’est révélé porteur. L’apaisement des tensions entre autochtones et DI a ainsi permis une intégration durable pour laquelle stabilité et paix sont nécessaires. Dans un même ordre d’idées, le dialogue ne pourrait-il pas être à son tour mobilisé en vue, non plus de calmer des tensions comme ce fut le cas dans l’exemple évoqué, mais pour apaiser la souffrance du déplacé interne?
Il nous faut reconnaitre qu’il existe un tabou autour de la douleur associée au vécu du déplacé interne. Ainsi, bien que sa souffrance soit fort souvent reconnue par la communauté, celle-ci se garde de l’évoquer de crainte de raviver des souvenirs douloureux enfouis chez la victime mais que l’on croit, à tort, en phase d’être oubliés.
En effet, le déplacé interne a pour sa part le sentiment que sa souffrance est négligée de tous et que la vie suit son cours. Mettre des mots sur les réalités du déplacement interne concourt à une reconnaissance, par tous, des difficultés vécues. Parler de ce passé est une façon de faire face aux sentiment de souffrance, de le rendre visible pour ensuite mieux le soigner.
Le retour à l’école est un tournant crucial dans le parcours, aussi bien de l’enfant déplacé, que de sa famille. Alors que de nombreux espoirs nourrissent cette scolarisation souvent associée à des perspectives émancipatoires où l’horizon de lendemains meilleurs se dessine, la souffrance rattrape vite la victime et s’invite dans ce lieu.
Ainsi, oser parler du déplacement interne avec des enfants ayant vécu ce mouvement contraint permet de les accompagner à retrouver foi en l’avenir.
Mais ce dialogue ouvert, pour véritablement nourrir la perspective d’un nouvel espace commun de vie au sein de la communauté d’accueil, se doit d’être averti. Nous entendons par là que si les enseignants, pour ne citer qu’eux, jouent un rôle important dans l’accompagnement de l’enfant déplacé dans sa reconstruction, il est important d’approcher ce vécu avec prudence. Si certaines conditions peuvent, de prime abord, sembler instinctives, telles que l’empathie et la transparence, de nombreux acteurs peuvent parfois se sentir impuissants en l’absence d’un bagage nécessaire en vue de venir en aide aux victimes.
Il existe une approche partagée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) particulièrement détaillée et construite sous la forme d’un guide. Ce manuel à l’attention des personnes désireuses de se rendre actives dans l’apport de premiers secours psychologiques livre, dans un langage accessible à tous, des outils profitables à l’échange avec des populations fragilisées. Il permet par ailleurs de cristalliser les bonnes pratiques indispensables à l’ouverture d’un dialogue aidant pour le déplacé interne.
Bien que disponible en ligne, ce guide gagnerait à connaitre une diffusion plus grande à travers une distribution systématique en version papier auprès des acteurs du corps enseignant. Aussi, ce manuel pourrait être complété et adapté suivant les spécificités des régions touchées par le déplacement interne. Cet outil servirait de référent commun et il permettrait par ailleurs de faciliter les potentielles formations des accompagnants à venir.
Au-delà d’une réponse temporaire à la question sensible des contraintes économiques qui empêchent le déploiement d’un accompagnement individuel sur le plan psychologique, cette approche permettrait, par ailleurs, de réinvestir le champ du rôle crucial joué par les enseignants aux yeux des enfants et des familles. Elle permettrait également à un plus grand nombre d’acteurs désireux de s’engager dans un vivre-ensemble de se saisir de cette volonté en vue d’en faire une réalité.
Conclusion
L’anniversaire des vingt ans de l’élaboration des principes directeurs en 2018 nous permettait de revenir sur les apports cruciaux que ces derniers ont permis dans le déploiement de pratiques de première importance dans l’amélioration de l’accompagnement et de l’intervention auprès des déplacés internes.
Les principes directeurs ont également ouvert la voie à un dialogue plus efficace entre acteurs étatiques et aides humanitaires et au développement quant à la réalité sociétale de cette forme de mouvement contraint des personnes. La construction d’un langage commun et le travail autour de mêmes perspectives a permis de réunir les acteurs autour de la volonté d’offrir une meilleure prise en charge des DI.
Toutefois, alors que les avancées réalisées ces vingt dernières années ont permis de reconnaitre la situation des déplacés internes, très peu d’espaces de discussions sur les souffrances vécues par ces populations vulnérables ne sont aménagés pour elles.
Fragilisés par les catastrophes, conflits et violences qu’ils ont fuis, les déplacés internes ne pourraient se reconstruire avec la seule garantie d’une sécurité physique.
Aussi, bien que techniquement non-contraignants, les principes directeurs ont un caractère sensibilisant dont il ne faudrait sous-estimer la portée.
Ainsi, dans l’esprit des efforts portés par les principes directeurs depuis vingt années aujourd’hui, et au regard des perspectives futures que les efforts conjoints permettent d’esquisser, cette contribution propose d’œuvrer à la sensibilisation et à la formation d’acteurs souvent oubliés qui ont pourtant le pouvoir d’accompagner les DI dans la (re)conquête d’un avenir serein.
Kamila Moulaï, InstancitY, 2020.